Jean-François Revel et l'Europe
L’intervention ci-dessous est de Jean-François Revel ; elle date de 1997. L’auteur participait à un colloque ayant pour thème l’Europe, organisé par la CLES (Convention libérale économique et sociale) créée par Raymond Barre dont le président, à l’époque, était Charles Millon.
J’ai procédé à certains endroits à une remise en forme du texte enregistré, à l’origine sous forme de langage parlé, d’où les expressions entre parenthèses. Je n’ai pas transcris certaines redondances ou anecdotes pour ne pas l’alourdir.
Que l’ami Revel, qui nous regarde du paradis des philosophes, veuille bien me pardonner. SW
************
La communauté européenne est née de deux faits majeurs. Le premier besoin que l’Union européenne cherche à satisfaire, c’est l’élimination des guerres intérieures en Europe. L’inspiration fondamentale, c’est en finir avec ces conflits internes à l’Europe qui ont marqué aussi bien le 19ème que le 20ème siècle. Le second : construire un contrepoids à la super puissance américaine qui est la seule grande puissance mondiale après l’effondrement de l’URSS. Eventuellement : construire un contrepoids à de futures grandes puissances : la Chine, l’Inde, éventuellement le Brésil.
Concernant le premier point, (rappelons que) nous sommes, nous autres Européens, responsables de deux guerres mondiales. De la première sont sortis les pires fléaux de l’Histoire du 20ème siècle, c’est à dire la totalité des totalitarismes soit, par ordre chronologique, le bolchevisme stalinien, le fascisme, le nazisme, le salazarisme, le franquisme et, chez nous, le pétainisme, qui sont dus au fait que les situations issues de la première guerre mondiale ont été mal réglées. D’où l’éclatement de la seconde guerre mondiale qui a permis d’imposer l’idée européenne, qui existait déjà, mais dont le concept s’est imposé d’une manière plus précise et plus urgente.
Aujourd’hui, les Etats-Unis sont la seule grande puissance qui puisse intervenir économiquement, militairement, culturellement sur n’importe quel endroit du globe. Alors il faut choisir : ou nous restons simplement un groupe de nations séparées les unes des autres mais, prises séparément, chacune de nos nations ne peut être qu’une puissance régionale. (Ou nous mettons en place) une autre instance de décision proprement européenne. Là, nous aurions, à la fois, la dimension, l’autorité, la force économique, éventuellement militaire s’il le faut, qui nous permettraient de parler d’égal à égal avec les Etats-Unis et les éventuelles autres grandes puissances.
Le problème de la monnaie unique est relativement secondaire et on a peut être eu tort de tant le mettre en avant dans le traité de Maastricht. Le véritable problème est celui de l’union politique, ce qu’on appelle la PESC, la politique de sécurité commune, laquelle est une plaisanterie puisqu’il est évident qu’une décision géopolitique, pour s’imposer de façon indiscutable, doit être prise par une structure de décision unique. Or, l’on me dit que certains points peuvent se décider à la majorité qualifiée. Mais comme, pour ce faire, il faut d’abord que l’on décide la procédure à l ‘unanimité, ceux qui sont contre refuseront le vote à la majorité qualifiée. Autrement dit, chacun des membres a un droit de veto sur la politique étrangère européenne. Tant qu’il en sera ainsi, on doit renoncer à être une super puissance mondiale. On peut y renoncer, mais il faut savoir ce qu’on veut. C’est l’une ou l’autre chose. Aussi ne gémissons pas sans arrêt du fait qu’il y ait une seule super puissance aujourd’hui dans le monde.
Ca, c’est le premier point : la question de la clarté du choix. Je ne dis pas qu’il n’y a qu’un seul bon choix. On peut très bien vivre heureux en étant une puissance régionale, il y a des centaines d’exemples dans l’Histoire qui le montrent. Mais si on veut véritablement faire de l’Europe un acteur mondial, je pense que l’idée d’un pouvoir fédéral est absolument impérative.
Deuxième point : je souhaite aussi une certaine internationalisation presque culturelle de mon pays, en raison du fait qu’il est en train de se provincialiser d’une façon qui m’étonne. La grande thèse des adversaires de l’Europe fédérale c’est que la France est un cas particulier parce que l’idée de nation y est venue de l’idée de l’Etat. Encore faut-il que l’Etat existe encore aujourd’hui. Or moi, je ne trouve pas que l’Etat de droit fonctionne tellement bien. Si, cher président (1), vous ou moi, nous mettons le feu à un camion ou bien à un monument historique comme le parlement de Rennes, nous serons sans doute arrêtés, nous passerons en justice et nous serons condamnés. Mais si nous sommes agriculteurs ou marins pêcheurs, non ! Pas question, il n’y a aucune poursuite. Or, si on continue à penser que la nation française repose sur l’Etat, encore faut-il que l’Etat fonctionne.
Cet Etat, qui n’a plus l’universalité qui faisait le ciment de la nation française, n’est plus tellement un argument et je dirai que, dans certains cas, j’attends davantage de justice de la Cour de justice européenne que des tribunaux français qui me semblent prendre souvent des décisions contradictoires les unes par rapport aux autres.
Il y a une autre question: je pense que les Français ont besoin d’une certaine immersion dans la vie internationale. Je constate le vide croissant de la télévision qui est la principale source d’information de nos concitoyens. Dans nos journaux télévisés, il n’est question que de choses telles que la météo, le sport, les faits divers et les sujets de proximité, la plupart du temps d’une consternante niaiserie. Depuis huit jours, je n’ai pas entendu parler d’un certain nombre d’évènements importants comme les élections chez nos voisins britanniques ou les élections capitales en Inde. Nous sommes complètement renfermés sur nous-mêmes et nous avons néanmoins une sorte d’obsession qui consiste à vouloir nous projeter internationalement, alors que nous ne nous informons pas de ce qui se passe dans le monde.
Un point précis, par exemple, une de nos idées fixes, c’est la Francophonie. Je suis pour et très heureux qu’il y ait beaucoup de gens dans le monde qui parlent français. Seulement quelles sont les raisons d’apprendre une langue étrangère ? Il y en a deux : ou cette langue est indispensable sur le plan pratique, et le français l’est dans certaines régions du monde, ou on (est attiré par) cette langue parce qu’elle a des qualités de précision, de logique, d’esthétique exceptionnelles qui en font un instrument de culture pour ceux qui se donnent le mal de l’apprendre. Or, le pays où l’on parle le plus mal le français, c’est en France même. On entend tous les jours, dans les chaînes de télévision : « C’est de cela dont le ministre a parlé ». On voit disparaître toutes les prépositions au profit de la seule préposition « sur ». On dira que « quelqu’un a brillé sur le tour de France » et non « dans ». Et lorsqu’on déplore cette dégradation en parlant avec des linguistes ou des lexicographes, ils nous disent : « Non, c’est très bien, il faut qu’une langue évolue. » Alors si l’effondrement d’un édifice, c’est l’évolution de l’architecture, moi je veux bien. Mais pourquoi voulez-vous que les étrangers se donnent la peine d’apprendre le français, si nous-mêmes, ne nous donnons pas la peine de le parler correctement chez nous ?
Ce sont des exemples qui montrent à quel point nos aspirations à affirmer l’identité française sont contradictoires, elles ne sont pas appliquées dans la pratique. De même que nos aspirations à être une puissance internationale ne s’appuient pas sur les présupposés, les conditions nécessaires, comme être informés des réalités internationales.
Quand on entend parler des réalités internationales par la plupart de nos commentateurs qu’ils soient hommes politiques ou journalistes, c’est très souvent sous forme de persiflage : « l’expérience des étrangers n’est pas bonne, la France est la seule à émerger au-dessus de l’imbécillité universelle. Tout ce qui se fait ailleurs contre le chômage ou contre l’exclusion », même quand on voit que l’expérience réussit, « c’est pas bien. Nous seuls avons la bonne méthode. » Le résultat n’est pas toujours brillant mais il paraît que tout ce qui se fait ailleurs soit totalement déficient.
En conclusion, les deux raisons pour lesquelles je souhaite un pouvoir fédéral européen sont :
Le signal donné que nous voulons choisir une vocation véritablement mondiale (pour l’Europe) avec un pouvoir de décision politique,
Le bien que ferait aux Français un contexte beaucoup plus large que celui de l’Etat nation.
Jean-François Revel
(1) Jean-François Revel s’adresse à Pierre Mazeaud, son interlocuteur du moment dans l’organisation du colloque. Mazeaud était alors président de la commission des lois de l’Assemblée nationale